mardi 26 juin 2012

Antonin Artaud par Jean de Boschère

En mars 1948, quelques jours après la mort d'Antonin Artaud, Jean de Boschère écrit dans son journal quelques notes sur le célèbre auteur de Héliogabale ou l'Anarchiste couronné (1934), Les Nouvelles Révélations de l'être (1937) et Van Gogh, le suicidé de la société (1947). Folie, littérature et place de l'artiste dans la société.

Portait d'Antonin Artaud par Jean de Boschère.

Dans un article, que me fait lire M., on défend Artaud. Il n'était pas fou, dit-on, et on le prouve en nous peignant un doux patriarche, plein d'attentions.

Mais pourquoi le besoin de le défendre ? C'est fou de croire que l'on pourrait vivre sans admettre et pratiquer un minimum de mensonge. Artaud refusait tous les mensonges, donc, intégralement, la société. Personne dans la vie n'eut moins que lui cette notion avilissante que l'homme, sans une heure de distraction, doit porter masque et armes défensifs. Et comme personne ne fut plus honnête, son attitude de droiture infaillible ressemblait à de l'agressivité.

Il était d'une candeur à laquelle il était difficile de croire ; cette candeur de l'enfant qui soutient la foi des artistes immenses dans notre sot enfer. Beaucoup de ses écrits et de ses actes deviennent tout à fait compréhensibles si l'on considère, si l'on sait voir, que son intelligence n'avait développé sa puissance que sur un plan de sommet. Plus bas, sur les plans inférieurs on découvrait des lacunes qui l'eussent empêché, s'il avait voulu s'amputer, d'organiser les équilibres et les compromis qui pour d'autres, - ne faut-il pas dire pour nous tous ? - est le propre tissu de la vie en bandes dans l'approximatif et le chaotique. Ce sont encore ces lacunes qui engendrent cette incapacité d'exercer l'esprit critique sur la nature des rapports sociaux, sur la veulerie des concessions, qui ne lui découvrirent jamais que tous ses "confrères" s'interdisaient ou étaient accablés d'affronter l'existence avec son sentiment "naïf" de l'honneur et de la vérité. Jamais il n'a soupçonné que chaque geste de l'homme avait une doublure de tricherie, d'astuce, faite de piège. il ignora toujours qu'un homme intègre et dupe est un fou dans notre marais où les plus audacieux ont, aujourd'hui, adopté des mœurs de marchands éhontés et bateleurs bassement opportunistes.

Antonin Artaud.
Dans la légion prépotente des boutiquiers et des conférenciers, c'est toujours d'un sourire bénévole et surpris que l'on salue le penseur sans chaire, l'écrivain ou le poète qui stupidement a choisi un hectare stérile qui ne cache pas un trésor, comme l'épicerie, le journalisme, le chantage. Cela est d'une logique sinistrement irréfutable.
Mais de toutes les catastrophes tragiques qui détruisent l'âme humaine, voici la plus noire parce qu'elle attaque nos racines. Que dans le monde même qui semblerait devoir être le sien, l'artiste ou l'écrivain qui poursuit jusqu'à sa conclusion le don de soi-même à son idéal, puisse paraître fou dans notre siècle, voilà qui est infamant pour notre temps. Ce n'est pa l'albatros qu'ils condamnent, mais le seul d'entre eux qui, sans se croire héros ou d'un mérite moral exceptionnel, a refusé les mensonges qui donnent gloire et bénéfice. Artaud ne s'est toujours pas toujours investi d'une mission, mais il croyait fièrement appartenir à la dernière phalange où l'on ne se vend ni ne s'engage.

Jean de Boschère, le mysticisme et la littérature

Voici quelques réflexions de Jean de Boschère, extraites de son Journal d'un rebelle solitaire (1946-1952). Jean de Boschère est notamment l'auteur de Satan l'Obscur (1933) et du recueil poétique Le Paria couronné (1956, posthume). Au programme : religion, mysticisme et littérature.

Jean de Boschère (1878-1953).

Dans tous les temps, embarrassés des crimes, des masques, des faiblesses déployées sous l’œil des Dieux tout-puissants, les devins et les autres ont inventé des esprits maléfiques. En lisant, hier, des pages écrites par un homme intelligent, je ne pouvais douter qu'il croit au démon, comme force autonome opposée à Dieu. En face de la libération et de l'amour, il voit une puissance cachée dans les ténèbres où naît la douceur et le crime, caché le principe du mal. L’Église est bien obligée de faire du Mal une sorte de Dieu puissant qui explique aux hommes obscurs les impuissances d'un autre Dieu qui regarderait ou veillerait même sur eux [...] Quand on a compris qu'il n'y a pas de mal, ni de morale, on regarde avec moins de crainte et de désespoir ce que dans nos siècles on appelle le mal. Avoir créé le Diable, ce Satan du pauvre, est un crime contre la libération de l'âme humaine. Ce que je nomme Démon est un ferment qui, par ceux qui en sont le véhicule, a fait tout ce qui est sur la route ou dans le voisinage de la beauté et de la grandeur.

LITTÉRATURE
Toute la vie de l'écrivain professionnel en dépendance psychologique (et physiologique !) de la littérature, alors que penser est la vie même, l'effort, la condition et l'effet de vivre, pendant que la littérature n'est qu'un accident... érigé en catastrophe.

SATAN, esprit de la négation et du néant ; il serait agent et partie même du néant. Celui-ci serait donc un tout, et de plus fractionnable. Quelles que soient  les formes qu'on lui attribue, c'est lui qui éclaire nos plus chères perspectives, qui relève de l'infamie le "péché" et la morale dont il est le fondement, qui nous protège contre les lois destructrices que nous imposent le triumvirat : théologie, philosophie classique et politique, qui semble avoir décrété pour toujours ce que peut l'homme, quelles seront ses limites, ses droits, ses amours.

REBELLES
Je ne crois qu'aux rebelles : c'est grâce à eux que s'accomplit notre pénétration de l'univers, jamais due aux adeptes d'une croyance ; la foi seule crée les rebelles constructeurs, dont bientôt les temples seront démolis.

vendredi 22 juin 2012

Aphorismes d'Edmond Jaloux

En 1949, année de sa mort, Edmond Jaloux publie son testament livresque : Essences, un recueil d'aphorismes, de fragments, de brefs souvenirs et de rêves. Voici une sélection totalement subjective de ses aphorismes.

Edmond Jaloux.

Nos pensées nous ressemblent plus que nos actions.

Un excès de délicatesse dans les sentiments conduit fatalement à quelque dissimulation. Il faut accepter de savoir être brutal.

L'amour ne saurait réunir sous une même étiquette ceux qui aiment pour aimer et ceux qui aiment pour être aimés : les donateurs et les avares.

Rien n'est plus aisé que de devenir sage ; rien ne l'est moins que de le demeurer sans remords.

C'est parce qu'il s'oublie que l'homme croit changer. Il suffit de lire les œuvres complètes de n'importe quel écrivain pour voir à quel point nous nous transformons peu.

Il n'y a qu'une issue au désespoir : l'indifférence. Mais l'indifférence est un art qui ne s'acquiert guère, si on ne le possède de naissance.

Il y a des crimes innocents comme il y a des vertus criminelles.

On n'est pas fidèle à un être ; on est fidèle à la première image qu'on a reçue de lui. c'est là tout le secret de la fidélité.

Il nous est relativement aisé de prévoir les actes virtuels de ceux que nous connaissons bien ; il nous demeure impossible de deviner leurs rêves.

Il y a des amitiés qui ont presque tout de l'amour, hors la brièveté.

Le dramatique de l'amour, c'est l'impossibilité où l'on est d'unir l'image que l'on se fait d'une personne et ce qu'elle est en réalité.

On ne saurait vraiment haïr que ce qu'on a trop aimé.

Le malheur est un mauvais exemple.

On dit quelquefois qu'une brouille entre amis est le résultat d'un malentendu. Quelle erreur ! Elle est la fin d'un malentendu.

Leurs détails peuvent être faux, toutes les légendes sont vraies.

L'homme, en se révoltant, prouve qu'il reste esclave.

jeudi 21 juin 2012

Jean-Pierre Melville vu par Jean Parvulesco

En 1974, peu de temps après la mort de Jean-Pierre Melville, réalisateur du Samourai et du Cercle rouge, l'écrivain Jean Parvulesco (qui n'a, à l'époque, publié aucun livre) publie dans la revue Matulu l'article "Jean-Pierre Melville dans le cercle rouge". Jean Parvulesco considère le réalisateur comme un activiste caché, engagé dans un combat subversif à la limite de l'occulte. Notons pour l'anecdote que dans A bout de souffle de Jean-Luc Godard, Jean-Pierre Melville joue le rôle d'un écrivain appelé... Jean Parvulesco ! Ce dernier fréquentait effectivement plusieurs personnalités de la Nouvelle Vague à l'époque. Voici quelques extraits de l'article consacré à Jean-Pierre Melville.

Jean-Pierre Melville dans le rôle de Jean Parvulesco dans A bout de souffle.

 [...] Plus qu'un homme seul, Jean-Pierre Melville était un homme séparé, un activiste forcené du vide qui sépare du monde et des autres, un fanatique glacé et serein du vide qui traduit en termes d'infranchissable. le secret de sa vie tenait, tout entier, dans ce que Nietzsche appelait le pathos de la distance.

La séparation, pourtant, ni l'éloignement du monde, n'étaient, chez Jean-Pierre Melville, une forme de désertion, bien au contraire. Le monde, pour lui, il ne s'agissait pas de le fuir, mais de le changer. Car tel est l'enseignement intérieur de l'enseignement intérieur de l'engagement pris par Jean-Pierre Melville envers sa propre vie, sa relation souterraine avec ce que Rimbaud avait appelé "la vraie vie" : ne pas changer soi-même devant le monde, mais changer le monde afin qu'il se rende conforme et s'identifie au rêve occulte, à l'image lumineuse et héroïque que l'on porte au fond de soi. Comment transfigurer, comment changer le monde si, comme le dit, toujours, Rimbaud, "le monde est ailleurs" ? Aux voies dites traditionnelles, Jean-Pierre Melville avait su préférer l'action directe, la voie de l'action directe, l'action occulte d'un petit nombre de prédestinés à l'accomplissement des grandes entreprises subversives du siècle, et qui, piégés à l'intérieur du Cercle Rouge, changent, pour s'en sortir, les états du monde, le cours de l'histoire et de la vie. Et c'est aussi ce que Jean-Pierre Melville avait trouvé dans l'action politique, dans ses options subversives d'extrême droite : une confrérie, une caste de combattants de l'ombre qui s'imposent à eux-mêmes une rigueur, un dépouillement terribles, indifférents aux résultats immédiatement visibles de leur action, attentifs seulement aux exigences de leur sacrifice et à la gloire cachée de leur longue rêverie activiste sur le mystère du pouvoir absolu.

Jean-Pierre Melville et un chat

[...] Le cinéma de Jean-Pierre Melville est un cinéma chiffré en profondeur, tout comme l'aura été sa propre vie. Car, chose certaine et claire, l'expérience des confrontations permanentes, de la permanente remise en question des pouvoirs de la liberté cachée et de la liberté ultime de tout pouvoir secret, expérience dans la laquelle on reconnaît le problème des rapports de force auxquels se résument tous les films noirs de Jean-Pierre Melville, est, aussi, l'expérience intérieure de tout pouvoir politique en prise directe sur la marche de l'histoire. Derrière le cinéma exaltant le mystère de solitude et de vide ardent du crime, Jean-Pierre Melville s'est employé à cacher en semi-transparence le véritable discours, l'unique tourment de sa vie.

[...] La morale intime de Jean-Pierre Melville est la morale secrète du samourai, du guerrier mystique pour qui, indifférent quant à l'issue finale de son épreuve, seul compte le combat de la lumière invisible de ses armes. Cette morale ne s'enseigne pas, son secret ni son souffle de vie ne sont transmissibles : on n'y accède que par la prédestination, ou par l’œuvre intime en soi, du "seigneur inconnu du sceptre et de l'épée".

Cette morale, c'est déjà le Bushido de la grande solitude occidentale de la fin, la solitude du tigre lâché dans la jungle de béton, dans le monde trois fois maudit du renversement final de toutes les valeurs.