mardi 19 avril 2011

Eric Rohmer par Jean Parvulesco

Le 1er février 2010, quelques jours après la mort d'Éric Rohmer, le Spectacle du Monde a publié un entretien entre Arnaud Guyot-Jeannin et Jean Parvulesco. Ce dernier, grand ami du cinéaste, est même apparu dans trois de ses films : l'Amour l'après-midi (1972), les Nuits de la pleine lune (1984) et l'Arbre, le maire et la médiathèque (1992). On peut également de nombreux passages sur Éric Rohmer dans les livres de Parvulesco, notamment dans Un retour en Colchide. Voici donc des extraits du témoignage de Jean Parvulesco un des grands cinéastes français du 20ème siècle.

Éric Rohmer, les Amours d'Astrée et de Céladon (2007).

Dans quelles conditions avez-vous fait la connaissance d'Éric Rohmer ?

Je l'ai rencontré pour la première fois il y a tout juste soixante ans, exactement le 15 janvier 1950. C'était au Carrefour, un café de Saint-Germain-des-Prés, aujourd'hui disparu mais qui a eu son heure de gloire. Je lui ai été présenté par Jean-Luc Godard, dont je suivais alors les cours de filmologie à la Sorbonne. Je n'étais, à cette époque, qu'un véritable vaurien, sans foi ni loi, une sorte de psychopathe social. Éric Rohmer enseignait à Vierzon et vivait à Paris, rue Victor-Cousin. Il présidait déjà le ciné-club du Quartier latin, tout en assurant la direction de la Gazette du cinéma. Je peux dire aujourd'hui que cette rencontre, qui allait inaugurer une amitié irréductible, substantielle et ininterrompue de soixante ans, eut quelque chose de fulgurant, une sorte de fatalité préconçue.


Les films de Rohmer laissent poindre les valeurs auxquelles il était attaché. Ainsi, dans Perceval le Gallois (1978), ne souhaitait-il pas réhabiliter les grandes valeurs religieuses et aristocratiques françaises et européennes ?

Éric Rohmer était un ami de longue date de Pierre Boutang, avec qui il avait fait l'École normale supérieure, et dont il partageait - assez confidentiellement, il est vrai - les choix existentiels et les positions politiques. Avec Perceval le Gallois, que d'aucuns tiennent pour son film le plus important, Rohmer réussit à retrouver l'atmosphère profondément mystique du Moyen Age occidental, conçu comme une période de grâce agissante, d'élévation spirituelle - inconcevable de nos jours - et de vertigineuse approche du sacré. Je suis persuadé qu'Éric Rohmer a vécu toute sa vie plongé dans l'atmosphère spirituellement ardente dont il avait dévoilé le mystère intime dans son Perceval. D'où une certaine hostilité, tantôt ouverte, tantôt sournoise, d'une partie des milieux du cinéma. Et c'est un vrai miracle qu'il ait pu, malgré cela, accomplir la carrière qui fut la sienne.

Comment Rohmer vous a-t-il dirigé ?

Il me demandait toujours d'« être exclusivement [moi-même] », de « ne pas essayer de jouer ». Dans l'Arbre, le maire et la médiathèque, il ne m'avait donné aucune indication sur le texte à dire, voulant simplement que je dise ce que j'estimais être le plus de circonstance dans une conversation matinale à Saint-Germain-des-Prés, chez Lipp, avec François-Marie Banier assis devant moi, près de la fenêtre. Le courant était instantanément passé, sous l'influence magnétique d'Éric Rohmer.


En résumé, comment décririez-vous sa vision du monde et du cinéma ?

Je crois que cette vision est exprimée dans sa plénitude dans ses trois derniers grands films, l'Anglaise et le Duc (2001), Triple agent (2004) et les Amours d'Astrée et de Céladon (2007), qui constituent le sommet de son œuvre. Avec l'Anglaise et le Duc, il a procédé à un mystérieux processus de réincarnation de l'aventureuse et fascinante Grace Elliott, agent secret de la cour de Saint-James au milieu des tourbillons sanglants de la Révolution. Maîtresse de l'ignoble Philippe Égalité et protégée par Robespierre, Grace Elliott est parvenue à traverser indemne l'horreur absolue de la fin d'une certaine conception aristocratique de la vie et de l'histoire françaises. Par un aventureux dédoublement existentiel, Eric Rohmer a réussi à la faire littéralement se réincarner dans le corps de l'actrice, Lucy Russell. Davantage qu'à une simple interprétation - si brillante fût-elle -, cette dernière s'est livrée à une véritable réincarnation métapsychique du personnage de Grace Elliott. Ce film relève, en fait, davantage de la métempsychose active que de la mise en scène.

Avec Triple agent, Eric Rohmer a su transfigurer les origines occultes du pacte germano-soviétique scellés par les accords Ribbentrop-Molotov. La mystérieuse ambiguïté de ce couple équivoque s'il en fut se répercute admirablement dans les méandres de l'action du film.

Enfin, avec les Amours d'Astrée et de Céladon, Rohmer est parvenu à retrouver les origines transcendantales, « divines », de la future civilisation européenne grand-continentale, une civilisation fondée sur le mystère ardent de l'« absolu amour » et explicitement définie à travers le discours du druide, dont la prophétie constitue l'axe même de cette œuvre testamentaire. Car ce druide prophétique n'est autre que Rohmer lui-même. Ce film exprime aussi une certaine quête forestière - la forêt en tant qu'« ouvert sacré de l'être » en terme heideggerien -, qui s'avérera à l'épreuve comme étant l'horizon même de la puissance créatrice d'Éric Rohmer et de son propre destin.

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