lundi 1 novembre 2010

Le Conseil d'Etat sévit contre la morphine

A la fin du 19è siècle, en France, la consommation de morphine est à la mode. A tel point qu'en 1890, face aux premiers ravages de l'addiction et des morts par surdose, le Conseil d'État décide de "réguler" la vente de la morphine. Le 12 mars 1890, un chroniqueur du journal Le Gaulois commente cette décision gouvernementale d'une façon tout à fait exquise en peignant le portrait de morphinomanes "types". Un régal de journalisme qui nous transporte dans l'esprit fin-de-siècle, avec ses précieuses, ses ridicules et ses charmes. Notons qu'en remplaçant "morphine" par "barbiturique" ou "héroïne", l'article est d'une actualité stupéfiante.

Charles Pravaz (1791-1853) : inventeur de la seringue du même nom.

Le grave conseil d'État vient de sévir contre les vendeurs de morphine, et par une décision récente, qu'on lira plus loin, a quasiment interdit à l'un de ces honorables négociants l'exercice de sa néfaste profession.

Désormais, à la table du célèbre recueil Dalloz, on lira des annotations dans le genre de celle-ci : "Morphine - voir conseil d'État". - "Conseil d'État - voir Morphine".

Et ce ne sera plus qu'en tremblant, avec mille précautions, que les pharmaciens, terrifiés par l'arrêt du conseil, délivreront, en leur arrière-boutique, aux morphinomanes le précieux mais terrible poison.

Les morphinomanes, pourtant ne sont pas, hélas ! près de disparaître !

Avec des arrêts, on ne triomphe pas des passions, encore moins des manies.

Joignez que la morphinomanie fait parmi les femmes la plupart de ses victimes, et que la femme est aussi forte pour satisfaire ses passions que faible pour y résister...

Rapidement, traçons quelques portraits de ces pauvres intoxiqués.

Laurent Tailhade (1854-1919) : morphinomane malgré lui pour soigner ses douleurs liés à un attentat anarchiste en 1894... La bombe en question pour fut posée par Félix Fénéon, éditeur de Rimbaud...

Par maladie

Soixante ans. Grand, élégant et massif. Il y a dix ans, a été pris de douleurs néphrétiques. Le docteur lui a dit : "Je vais vous faire une piqûre de morphine !" Il a répondu : " Vous croyez ?... On dit que c'est dangereux ! - Allons donc ! Le tout est de ne pas forcer la dose !..." D'abord, il ne l'a pas forcée la dose. Mais quand, les premières douleurs disparues, les secondes ont apparu, vite il a eu recours à la morphine !... Et, chaque fois qu'il souffrait, vite une petite piqûre... Une pour pouvoir monter à cheval ce matin, une pour aller au club cet après-midi, une pour dîner chez les X..., ce soir.

Peu à peu, a criblé son grand corps de piqûres ; et maintenant ne sait plus où enfoncer l'aiguille dans sa peau desséchée et comme tatouée... Mais il lutte, il résiste et il bénit le poison qui le fait vivre et le tue.

Par spleen

Trente ans. Blonde. très fine, très gracieuse. Jolie, d'une joliesse un peu lasse. S'ennuie. A tout tenté pour se désennuyer ; de ce qui est permis et de ce qui ne l'est pas.

"Essayeuse" jusqu'aux moelles. Devait finir par essayer la morphine. On lui a assuré que ça troublait, que ça donnait des rêves étranges. Et maintenant, elle ne peut plus s'en passer. Elle a une petite collection de petits bijoux de seringues Pravaz ; en argent torsadé, en or martelé, en or crocodilé, avec pierreries, sans pierreries.

Étendue sur un sofa bas, le matin, un peu avant déjeuner, ou bien le soir, quand il n'y a ni Opéra, ni dîner en ville, ni bal, elle se pique profondément, délicieusement, à plusieurs reprises... Elle s'affaiblit. Elle a des vertiges. On lui cache le poignard de Pravaz. On lui enlève le poison. Alors scènes terribles, crises de nerfs, pleurs accès de rage. Elle veut se tuer, se jeter par la fenêtre. Elle promet de ne plus abuser, de ne se piquer qu'une fois par semaine, deux au maximum. On lui rend ses instruments de suicide... Elle pleure encore, mais de joie... Elle se croit sauvée... Elle est perdue.


Pour le cœur

Au-delà de trente ans. Brune. Beauté froide. Tempérament ardent. Connaît la vie. Avait su jusqu'ici se trayer sa route parmi les les embûches ou les obstacles, vivre à sa guise, selon son plaisir.

Un jour, s'est heurtée à une volonté plus puissante que la sienne ou à une indifférence plus cruelle. Le choc a été si rude qu'elle en a été comme brisée. Aussitôt elle a songé à la morphine qui souvent lui servait à calmer un mal de tête passager, une névralgie fugitive... Peut-être calmerait-elle aussi... Oui, un peu...

Alors, chaque fois que revient l'image douloureuse, chaque fois qu'elle sent son cœur tenaillé par un souvenir méchant, crac ! une piqûre, une lente, pénétrante piqûre qui l'étend inerte sur le sofa de son boudoir, aux stores de soie baissés - inerte de corps, rêveuse d'âme - un rêve indéfini, vague, une torpeur du sentiment, un oubli pesant de tout ce dont on se souvient... Et, comme à la longue, les piqûres deviennent inefficaces et qu'il faut s'endormir, fuir la vision, par gouttes, d'abord, dans de l'eau, puis par cuillerées, puis par gorgées, assoiffée non de morphine, mais de repos, de sommeil, d'éternel oubli...
Stanislas de Guaita (1861-1897) : poète, occultiste et toxicomane.

Par snobisme

Vingt-cinq ans. Poète. A lu les Paradis artificiels de Baudelaire ; les Confessions d'un mangeur d'opium de Quincey. A cru dès lors indispensable à sa gloire future de s'imprégner d'alcool, d'opium, de haschich et autres stupéfiants. A bout d'impressions rares, - oh ! très rares - s'est rabattu sur la morphine. Chaque fois qu'il se pique, croit accomplir un acte de génie et travailler pour l'Œuvre future. Prépare une plaquette dédiée à la Divine et Subtile Morphine, avec dessins effrayants, tirage de luxe et néant de pensée. A pour sa seringue de Pravaz des vénérations d'apothicaire. Se dit fin-de-siècle - n'est qu'abruti.

Par curiosité

Conseiller d'État. Cinquante ans. A assisté à la discussion d'avant-hier sur la vente de la morphine. A passé son existence à compulser des recueils de jurisprudence. Mécontent du gouvernement, il ne l'a pas encore nommé président de section. Rentre chez lui très dégoûté de la vie. Songe à se consoler. Envoie acheter de la morphine chez le pharmacien voisin. Se pique. Trouve ça pas désagréable. Regrette son arrêt. Morphinomane de grand avenir.

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