dimanche 15 février 2009

Sur la poésie de Bernard Delvaille (4/7)


On comprend mieux les voyages de Bernard Delvaille si l’on étudie la posture et les sentiments qu’exalte le poète. C’est un art de vivre qui s’instaure, dans une atmosphère dilettante qui lorgne parfois vers le dandysme. Comment définir l’attitude et l’expression du dandysme, sa force étant de ne supporter aucune définition ? Dans son journal, Bernard Delvaille écrit ces mots qui montrent une vision claire de sa préciosité et d’une certaine mise en scène de soi:

Claude Mahias se fait de moi une idée assez exacte, lorsqu’il pense que je me complais dans les jeunes héros de Thomas Mann, préoccupés et amoureux de leurs cravates, de leurs boutons de manchettes, de leur étui à cigarettes, de leurs pull-overs, de leurs foulards.


Fabrice Plateau explique que « le problème est de savoir en quoi le fait de s’habiller d’une certaine manière détermine ce qu’on écrit. Car l’habit, comme la posture du corps qu’il recouvre, détermine le contenu et pas seulement la forme. On se doute bien que Victor Hugo a rédigé La Légende des siècles debout en regardant le large le torse en avant, et Larbaud de nombreuses pages amolli dans un transat ». Et Bernard Delvaille, seul, dans une chambre d’hôtel, la cravate légèrement dénouée ou au bord du Sund au coucher du soleil, griffonnant les vers de « l’Élégie à Marienlyst ». Ce qu’il confirme dans Le Plaisir solitaire en confiant que les paysages danois lui font penser « aux tableaux de Caspar-David Friedrich », peintre emblématique du romantisme avec notamment Le Voyageur au-dessus de la mer de nuages et auteur de la phrase: « le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu‘il voit en face de lui, mais aussi ce qu'il voit en lui ».

Marienlyst au Danemark... A quelques pas du château de Kronborg, le château d'Hamlet.

Cette vision de la nature a influencé bien des romantiques et pas seulement en peinture. Michel Collot ajoute à ce propos que « la célèbre formule d’Amiel: « tout paysage est un état d’âme » ne doit pas être entendue à sens unique ; elle n’exprime pas seulement la projection de l’affectivité sur le monde mais aussi le ressentiment de ce dernier dans la conscience du sujet ». La première strophe de l’ « Élégie à Marienlyst » illustre ce rapport entre le Moi et la nature, créateur d’un stimmung. On peut employer le mot ekphrasis, tant ce passage est une représentation immédiate et émotionnelle de la nature comme la lecture d’un tableau:

J’aime ce ciel obscur indéfini de fin d’été
sur les jardins de Marienlyst comme un présage

et la mer grise dans un amer parfum de sel et de fuchsia

répondra pour toujours au nom de cet amour perdu

De quel message es-tu le porteur lourd

vent triste qui murmure entre les chardons bleus

sur ce sable désert où la mer accourue

n’aura plus de raison d’exister que pour moi


Le bord de mer danois, seuil lyrique, « autorise à la fois la réunion et la contemplation » (citation de Jean-Michel Maulpoix). Les quatre derniers vers illustrent une fois de plus le Moi dans sa solitude et l’appropriation du paysage qui entrent dans la construction d’un monde personnel: Bernard Delvaille « construit » son Europe. Et il s’agit surtout de villes d’eau: Londres, Amsterdam, Copenhague ou Venise où il sait choisir les endroits où loger, les atmosphères dans lesquelles se plonger, les livres à emporter. Il construit là son home comme il le rappelle:

Je suis un apatride à la recherche de son home.


Ce home se construit de deux manières principales: par un temps de loisirs, de flâneries mêlant la vie contemporaine à un passé mythique et par une exploration de la ville considérée comme un espace vivant, humain à part entière.

Stendhal, forcément Stendhal...

Delvaille se fait une vision élégante et raffinée de l’Europe et essaie d’y vivre, dans la mesure du possible, dans les réminiscences de Stendhal, Larbaud et Morand. Sans l'immense richesse d’un Barnabooth et sans les impératifs diplomatiques d’un homme d’État, il choisit ses hôtels, ses quartiers, ses parcs et ses nuits. Le home devient lieu de loisir et de plaisir. Par de nombreuses descriptions ambulatoires qui définissent le poète comme un témoin parcourant l’espace urbain, le lecteur se voit rapporter des informations topographiques, comme un inventaire d’espaces d’élection. Ce portrait de la ville remplace le portrait de sa population et, si l’on résonne jusqu’au bout, c’est la ville qui est considérée comme une personne. Dans Désordre (1967), les rues de Londres sont assimilées à la passion, à un être humain à part entière, illustrant le mot de Larbaud: « J’ai des souvenirs de villes comme on a des souvenirs d’amour ». La ville est à parcourir et à pénétrer comme un corps, et comme tel corps, elle possède ses creux et ses points chauds. Le poème « Beware » évoque des jeux érotiques dans Holland Walk, Greek Street fait remonter à la surface du souvenir une histoire d’amour, le port de Marseille étale ses hôtels de passe ; les exemples sont nombreux, participant à cet érotisme de la ville. Mais c’est surtout l’environnement anglais qui sied le mieux à Bernard Delvaille, comme sur cette plage du Nord:

Tout est anglais ici: les maisons, les bars aux lumières tamisées, ce qu’on y boit, et la musique qu’on y entend, valses anglaises d’après l’autre guerre, mélodies galloises, chansons des campagnes vertes aux barrières blanches. J’étais là, j’attendais, je reprenais vie, attendais-je autre chose ?



Syd Barrett et Brian Jones: bienvenue dans le Swinging London ! Pop stars, bottines, spleen, jeunesse et décadence...

Bernard Delvaille intègre au monde qu’il se créé l’air du temps, alliant la tranquillité des côtés d’Elseneur, à jamais associées au château de Kronborg et à Hamlet, et l’effervescence pop du Londres des sixties: les nuits de Piccadilly, la jeunesse de Carnaby Street, les vitrines de Sedfridges, Barker’s ou Biba, à une époque où le jabot, les bottines, les vestes militaires et les costards croisés refont surface avec les pop stars, Ray Davies, Brian Jones ou Syd Barrett, « l’un des personnages les plus importants d‘un nouveau romantisme à naître ». Car il s’agit bien de cela, d’une réaction romantique faite de jeunesse et d’insouciance, de dandysme et d’orgueil. Une nouvelle face de l’Europe à travers la musique et la culture pop. Dans Rose poussière, Jean-Jacques Schuhl ne parle-t-il pas déjà des Rolling Stones, « comme de Dorian Gray pervers, fricotant avec Marlène Dietrich dans des palaces Art nouveau » (citation de Patrick Eudeline). C’est l’évidence même. Jusqu’aux excentricités d’un Bowie:

Botté de requin blanc
émerge David Bowie
qui chante
Lady grinning soul


Bowie et son élégance européenne.

Bowie, personnifiant ce mélange de nostalgie (rhythm & blues, Rolling Stones période Brian Jones, univers warholien) et de compilation de parangons romantiques et sulfureux (Oscar Wilde, Louis II de Bavière ou Marlene Dietrich). Dans cette modernité malicieusement teintée de nostalgie et de références à l’élégance dandy, Bernard Delvaille reprend, comme Morand, les néons hôteliers et la vitesse automobile. Les courses en décapotables sont d’ailleurs à plusieurs reprises une cause mortelle pour les jeunes hommes de vingt ans, une mort moderne romantique si l’on peut dire. Celle qui emporta James Dean et Roger Nimier. Bernard Delvaille dresse une continuité et des correspondance entre les arts classiques établis et la nouveauté pop, ce qui permet une ligne de conduite précieuse.

Les poèmes new yorkais de Faits divers offrent une vision plus violente qui, bien que dépourvue de tout jugement moral, laisse percevoir comme une dégénérescence du monde anglo-saxon. Sans laisser trace d’inquiétudes, ils dévoilent un côté sordide et laid, une dégradation des mentalités. Apparaissent déchets de la grande ville, ivresse de bon marché, bistrots, lavatories et beauté vénéneuse ; un monde éclaté en fragments, en autant de reportages d’une époque, de petits documentaires liés les uns aux autres.

La maison de Friedrich Nietzsche à Sils-Maria, en Engadine.

Hors de la ville, la campagne offre également une idée de l’Europe du poète. Dans Panicauts (1989), c’est l’Engadine qui devient le lieu de réflexions et de souvenirs. « On découvre ainsi un poète botaniste et bucolique. Panicauts, précisons le, est un vocable provençal qui désigne un genre d’ombellifère semblable à un petit chardon. Ces poèmes brefs nous parlent de roses, de campanules, de groseilles, de centaurées, dans une langue délicate et belle, encore et toujours sous le signe de la nostalgie d’enfance et de la jeunesse à jamais périmée », précise Jean Orizet. Mis en exergue par une citation de Nietzsche, ce recueil a été composé à Sils-Maria, où le philosophe allemand passa ses été en 1881 et de 1883 à 1888 ; lui qui considéra ce lieu comme une alliance entre la Finlande et l’Italie, deux visages d’une Europe appréciée par Bernard Delvaille. Ce paysage s’inscrit dans la veine romantique du dix-huitième siècle, époque où les Alpes sont redécouvertes et participent à une nouvelle iconographie du sublime. « Avant la fin du dix-huitième siècle, la haute montagne, avec ses glaciers, ses défilés désolés, ses abîmes, suscitait l’épouvante et la répulsion ». Avec le courant romantique, les hauts sommets deviennent synonymes « d’élévation de l’âme, d’agrandissement des vues de l’esprit, des voix secrètes de la nature » (citation de Charles Scala). La montagne suisse est surtout le lieu du souvenir de l’enfance, un temps d’avant la seconde guerre mondiale:

Les beaux étés à la veille des guerres
les beaux étés où l’enfance est troublée
tout finit par le meurtre


Friedrich Nietzsche (1844-1900): dix ans de vie végétative, à la manière de Mark B. Thomson dans Le Vague à l'âme de la Royal Navy.

L’Europe, comme un terrain vague aux vastes horizons, spatiaux et temporels, est à rapprocher d’une des nombreuses définitions du lyrisme que donne Maulpoix: « Le lyrisme est un terrain vague. En cet endroit, l’on vaque. Le lyrisme, dans l’homme, est quelque chose comme le principe d’une errance ». En Engadine, Bernard Delvaille recherche des glaciers vierges et silencieux où tout est à créer. Dans les souvenirs de l’enfance et du bonheur, c’est la volonté de créer un home d’avant les souillures et les blessures de la guerre. Une Europe idéale, innocente et pleine de l’espoir de la jeunesse qui rappelle l’Arcadie, cette région grecque montagneuse enveloppée d’histoires mythiques: dans Les Fastes d’Ovide, ce lieu symbolise l’harmonie avec la nature, l’Âge d’or ; un havre de paix à l’abri d’une réalité imparfaite. « La fabulation est une forme de voyage qui, somme toute, a bien des avantages: chacun peut aller et venir en terre fantasmée comme en terre conquise » (citation de Françoise Duvignaud). Cela semble être la possibilité la plus extrême de la fuite, à travers un mythe utopique qui ne sert plus que de métaphore poétique ou d’allusion. Ne serait-ce pas là une illustration de ce que Baudelaire dit à son procès en 1857, que tout poète lyrique opère fatalement un retour vers l’Eden perdu ?

Nicolas Poussin, Bergers d'Arcadie (1638-1640).

Le voyage permet à Bernard Delvaille de sortir de la spirale mélancolique de l’époque parisienne des années 50. Il est aussi un retour à l’enfance car il permet de porter un regard neuf sur des villes alors inconnues. Inconnues ? Pas tout à fait puisque le poète se réfère fréquemment aux écrits d’aînés, balises de sensations et de réflexions. Après avoir trouver son home et un certain équilibre, le poète exprime son intimité, ses espérances et ses souvenirs ; un geste qui rentre dans le processus de recherche de soi.

Suite de l'étude: 1 - 2 - 3 - 5 - 6 - 7
Biographie et bibliographie de Bernard Delvaille: ici.

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