dimanche 15 février 2009

Sur la poésie de Bernard Delvaille (2/7)

Les premiers recueils voient Bernard Delvaille hanter les rues parisiennes à la recherche de soi, dans univers mélancolique qui bascule dans des plaintes désespérées. Parcourons le cercle déambulatoire de ce piéton inlassable.

Bernard Delvaille.

Dès Séquence de la pluie et du souvenir (1949), Bernard Delvaille inscrit ses déambulations dans l’ennui des rues d’une ville étrangement vide en automne. « Comme les rues s’ennuient ! » s’écrie l’adolescent. Même la pluie et l’heure tardive n’empêche pas le poète d’errer et de rêver de voyages lointains. Pour l’heure, le seul voyage permis est une simple marche dans une ville d’eau, Bordeaux, dont il faut prendre le nom (bord d’eau) comme un seuil, une ouverture sur un univers à découvrir, une invitation au voyage. On est en droit de penser que l’arrivée à Paris brise cet ennui provincial et qu’une ville si chargée d’histoire et de grands noms de la littérature va stimuler la course du poète, le guider, marchant littéralement dans les pas d’hommes de lettres comme Léon-Paul Fargue, Gérard de Nerval et Paul Verlaine. Pourtant cette ouverture va vite se confronter à une impasse. Dès lors, le poète va tourner en rond à la recherche d’un sens à son existence à travers la marche.

Le terme anglais merry-go-round implique deux sens: un sens littéral de carrousel ou de tourniquet et un sens second de cercle sans fin, de spirale. Ces deux sens sont fort intéressants et pertinents pour aborder la relation de Bernard Delvaille avec la ville parisienne.

Léon-Paul Fargue (1876-1947) photographié par Brassaï. Le piéton de Paris se repose ici sur un banc.

Les déambulations, qui composent le corps des premiers recueils, rapportent une insatisfaction tenace. À un ennui profond et persistant s’ajoute une vision violente, parfois apocalyptique, de la ville dans les poèmes de Blues (1951). Dans « La Fin des temps », le poète imagine la destruction de la ville.

Nous regarderons brûler les fleuves sous les ponts
Nous regarderons les incendies à la tombée du crépuscule
Les égouts répandront des odeurs d’au-delà


Une vision empreinte de textes bibliques, ce que confirme « Sueur de sang » où sont mentionnés le mont où fut crucifié le Christ et le désert environnant les villes de Sodome et Gomorrhe:

Rêves hémathidroses sur les Golgothas rouges
Lueurs infinies des larmes les déserts du sel
Ici la rue commence à mourir
dans une longue agonie de douleur


Les « déserts de sel » font référence à la femme de Lot, dans la Genèse, qui, jetant un regard sur Sodome détruite par une pluie de soufre et de feu, se métamorphosa en pilier de sel. C’est une variation sur la thème de la ville criminelle et châtiée que propose « Sueur de sang ». Le piéton désire la destruction de son lieu d’existence où il ne trouve aucune satisfaction. Il est encore question de crime dans « Rencontre » où le poète est suivi dans le métro par un homme habillé en noir, personnification du Désespoir, qui se colle un revolver sur la tempe. Tentation hallucinée du suicide ou véritable fait ? Plus loin dans le recueil, « dans la rue passe un enterrement ». A priori lieu d’activité et donc de vie, la ville est réduite à un cimetière permanent, un lieu de perdition consenti, une lente agonie. Le monde environnant devient le miroir de l’âme du poète: une chaussée de trottoir devient incertaine, un réverbère frémit au crépuscule. Les nombreuses errances du poète le conduisent au mêmes constats, à la même désillusion, jusqu’au sentiment de persécution (qui nous ramène à Jean-Jacques Rousseau). Quand il décide de prendre du recul et de rôder dans les faubourgs et la périphérie, pour avoir un point de vue plus global de la ville qui lui ouvrirait quelque espoir, émerge le même constat de défaite et de mort, comme dans « Sans bruit »:

Les hommes n’ont pas vu les suicidés flotter
près des usines éteintes
dans le silence étouffant des rives malsaines
Passez pauvres morts des mélancolies
Vous n’avez pas réveillé les sentinelles de la Cité


La marge renforce même un peu plus l’exil du poète et de ces/ses suicidés qui n’alarment personne, aux abords de la ville. Tout au plus, le cercle d’errance s’élargit pour mieux plonger dans la mort. Reste une dernière échappatoire à ce monde mort: la vie nocturne.

Le Plaisir solitaire (2005): dans ce livre, le lecteur trouve des textes sur le voyage et la littérature.

Le poème principal de Train de vie (1955), rythmé par le mot « jazz » , résume bien les sentiments du poète, en neuf séquences d’une nuit hivernale d’errance à Saint-Germain-des-Prés. L’errance dans la rue est ici entrecoupée de passages dans les cafés:

Ainsi chaque soir
la vie te jette à la rue
et tu erres de café en café
fumant cigarette sur cigarette
mordant les citrons glacés de la nuit


Contrairement au café vu en lieu de mondanités et de civilités, le poète ne voit qu’un lieu d’enivrement et de vertiges passagers: musique et alcool sont un palliatif, des bouteilles d’apéritif jonchent le trottoir d’une « rue d’alcool » mais le poète peine à surmonter son spleen et son « âme d’enfant qui a tout perdu […] couleur d’ennui ». Les cafés permettent au moins de ne pas être seul, de s’entourer d’une foule. Ou du moins, de donner l’illusion de ne pas être seul. Car le poète est bien conscient de sa solitude, de n’être qu’un anonyme parmi tant d’autres. « Au café, on ne vous demande pas d’où vous venez, où vous allez, ce que vous faîtes, on ne vous oblige pas à décliner votre identité. Peu importe qui vous êtes. Vous êtes là. Cela suffit » (citation de Monique Membrade). Mais dans ces bars des années 1950, la mode est au jazz, une musique qui rappelle au poète sa solitude:

Le jazz est ma solitude
La trompette d’Armstrong est plus poignante qu’un couchant de soleil


Louis Armstrong (1901-1971): Satchmo et sa trompette.

Un coucher de soleil qui entraîne pourtant avec lui cette nuit éclatante faite de lumières artificielles éclatantes, une atmosphère colorée qui tranche avec les rues tristes et grises de la journée. Une littérale nuit blanche. Saint-Germain, « paradis perdu », offre au moins la nuit ce spectacle vivant de réclames lumineuses, de néons, de soleils nocturnes et de « lampes à arcs couleur de cocaïne ». C’est bel et bien l’excitation que recherche l’homme solitaire, ne serait-ce que pour une nuit ; une nuit à recommencer chaque soir comme le suggère ces vers:

J’ai tellement peur du matin
le linceul de l’aube est terrible […]
Paradis artificiels
Je fermerai les yeux tout s’éteindra


L’illusion d’une nuit est à recommencer sans fin. Pour reprendre l’image du carrousel, le noctambule chevauche son manège, tourne un moment, sa vitesse et son ivresse modifiant le décor alentour, mais la balade terminée, se retrouve au même point de départ. Et l’aube arrive donc avec son linceul, avec la fin des artifices nocturnes. Comme l’évoque la chanson de Pete Doherty, la bien nommée « Merry Go Round », justement:

He was the first one of the day
He was the last one the night


Il a écrit la chanson "Merry Go Round" (photo Hedi Slimane).

L’homme de l’aube. Dont on ne sait jamais s’il vient de se lever ou s’il rentre chez lui. L’aube qui joue son rôle de seuil et permet un point de vue perspicace sur sa condition. C’est le temps de la méditation, du questionnement où règne une tension entre espoir et désespoir. D’un point de vue poétique et rejoignant la pensée de l’auteur du Spleen de Paris, « la ville est alors un puissant répulsif et un prodigieux excitant » (citation de Jean-Michel Maulpoix). De cette dualité entre la répulsion et l’attraction que produit la ville naît le poème. La jouissance mélancolique culmine dans l’expérience du vertige: le geste de connaître consiste en un égarement consenti, en une exploitation poétique de ce vertige accepté. Ici, le poète est acteur et spectateur: il regarde autour de soi la foule, les ivresses d’autrui mais se veut aussi acteur au sein de cette foule. Il joue le rôle du solitaire qui alimente et subit cette solitude parmi la foule. Cette relation acteur/spectateur alimentant l’image de la spirale sans fin. Chaque nuit, le même scénario se déroule et le poète en est conscient. Le long poème sur Saint-Germain-des-Prés étant l’acmé et la synthèses des autres poèmes sur ce thème. Les vers

Je meurs peu à peu
d’une maladie qui s’appelle la vie


font écho à la phrase de Nietzsche: « le lent suicide de tous s’appelle la vie ». Il est alors temps de passer à autre chose. Les derniers mots de Train de vie sont comme la promesse d’une ouverture à venir:

Je ne sais pas ce que m’offre le temps […]
Est-ce l’évasion du temps
ce sourire imprévu qui germe sur tes lèvres
ce profond désarroi de tes yeux

Je ne sais pas J’attends.

Novalis (1772-1801): poète idéaliste et philosophe néo-platonicien.

Ce qu’offre le temps, c’est l’ouverture sur l’Europe et ses nouveaux horizons. C’est fort à propos que Bernard Delvaille, dans Tout objet aimé est le centre d’un paradis (1958), illustre la citation de Novalis, « notre engagement n’était point pris pour ce monde », par ces lignes:

Il nous a fallu créer à notre usage, de toutes pièces, un univers bien clos, à travers les vitres duquel nos regardons, en curieux s’agiter la vanité du monde. Isolés, malheureux, séparés, et cependant heureux de cet état, nous poursuivons sur une corde raide l’exercice de haute solitude que nous avons choisi. Parviendrons-nous au bout ?


Bernard Delvaille évoque là un travail de construction de soi dans la solitude que le voyage va encourager, permettant la construction d’un home.

Suite de l'étude: 1 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7
Biographie et bibliographie de Bernard Delvaille: ici.

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